Le vide


En Occident, nous posons et nous organisons souvent d’abord le bâti, les pleins, et le vide est ce qui reste, l’espace non-bâti. D’une manière générale, le vide a une valeur négative, il est le rien, l’inattribué, l’inachevé, l’absence de concret ou de matière, le néant, sans temps, sans mouvement, le neutre.

En Asie, le vide est considéré comme plein, dynamique et agissant, car il est le lieu par excellence où s’opèrent les transformations. Le vide ne se contente pas d’être une absence de constructions, il est ce qui permet, autorise, accepte les constructions, il est ce qui gère la ville. Le vide inclut les pleins tout autant que le non-plein. Le vide n’est pas l’intérieur du vase opposé à l’argile qui le constitue, le vide est à la fois le vase et son intérieur, il est le moteur qui fait que le vase à une fonction, une raison.

Le vide est plein des relations qu’entretiennent les habitants d’une ville. Le vide n’est pas l’espace vacant, il est au contraire empli de tout ce qui existe, change, bouge, interfère. Le vide est temps dans la mesure où tout y est en mutation, en changement perpétuel. Ces transformations de ce qui existe construisent des espaces parce que le vide l’autorise.

Le vide n’est pas réduit à l’espace vide, il n’est pas « le vide dans le plein » ou le « vide dans un entre-deux » ; le vide n’est pas « l’espace entre les objets ». Le vide n’est pas ce qui manque, il n’est pas le « trou dans le tissu urbain », il n’est pas ce qui a été démoli, il n’est pas l’absence. Le vide n’a ni forme ni fonction ...

En architecture, comme dans tous les domaines artistiques, on approche et ressent cette notion du vide. Le défaut est souvent de croire que l’architecture représente le vide alors qu’elle n’est que le résultat de l’expérience d’une rencontre, souvent fugace.

Le vide n’est pas vertueux, il n’est pas une arme morale. L’invoquer pour justifier un type d’aménagement par rapport à un autre est ridicule, car le vide est présent dans les deux cas. Le vide n’a pas d’essence ni de qualité mais cela ne l’empêche nullement d’être là ; il n’est ni existant ni inexistant, il est ailleurs tout en étant partout là.

Le vide est absolu, l’espace est relatif.

Le vide est un concept qui signifie l’interdépendance des choses et des phénomènes. Le vide est unique et lie toute chose, l’espace est pluriel et circonstancié.

Le vide est sans qualité ni qualifiable à la différence de l’espace.

Le vide doit être compris comme l’ensemble des événements qui changent. Il est traversé de flux et d’énergie : il est flux et énergie. Le vide donne une idée de la totalité et de la continuité : ainsi, dans la ville rien ne se fait qui n’ait d’impact sur l’ensemble, et l’ensemble est bien plus que la somme des événements ou la somme des pleins.

Programme et programmation sont devenus en peu d’années des mots sur-employés. Dans la ville, il ne peut s’agir de programmation immuable car cela figerait ce qui est perpétuel mouvement et perpétuel changement. L’analyse urbaine interroge ce qui est en train de changer ; elle cherche à discerner l’orientation des énergies et à se repérer dans leurs dynamiques et à rendre visible cette organisation énergétique de la ville pour la rendre efficace dans l’élaboration des projets. Vide et énergies sont intimement liés. C’est dans le vide que les énergies multiples agissent dans la ville ; c’est par les énergies qui interagissent que le vide se révèle.

Le vide, par le souffle qui sort de chacun de nos poumons nous unit, obligatoirement, autant le bon que le méchant, l’assassin que sa victime.... C’est dans le vide que l’homme expérimente l’éternelle question : comment vivre ensemble ? C’est de ces « expérimentations » des relations à l’autre que l’homme invente et construit des espaces. Le vide est cette « créativité ».

Pour saisir ce rapport des relations humaines dans le vide, il est utile de s’interroger sur ce qui les caractérise. Schopenhauer écrivit une parabole sur les porcs épics. C’est l’hiver, des porcs épics rassemblés se rapprochent les uns des autres pour bénéficier de leur chaleur commune, et ainsi faisant, expérimentent subitement l’action désagréable de leurs piquants réciproques. Ils s’éloignent souffrant à nouveau du froid. Ils se rapprochent, s’éloignent, se rapprochent, s’éloignent... etc, jusqu’à trouver une distance convenable qui leur permette de bénéficier de la chaleur sans souffrir d’une trop grande proximité.

Les porcs épics communiquent quand les hommes parlent et causent ; les porcs épics s’abritent quand les hommes habitent.... Là où les porcs épics s’arrêtent, inscrivant dans l’acquis la bonne distance, l’homme s’acharnera à réitérer l’expérience. Dans ce mouvement perpétuel d’expérience de la distance à l’autre, dans cette obsession à expérimenter la contiguïté, à s’en éloigner et à revenir s’y piquer, il y a tout ce qui fait l’humanité et l’insatiable désir qui la meut. La ville construit ses dimensions de ces distances à l’autre et des mouvements perpétuels qu’engage l’expérience de ces distances. Les humains sont pris dans une compulsion à rechercher une « bonne distance » entre eux sans jamais réussir à trouver satisfaction, car il n’existe pas de « bonne distance ». Dans le vide qui les unit, les humains construisent les lieux de leurs rencontres et de leurs oppositions, instituant autant de champs de bataille que d’agoras.

C’est dans le vide que s’élaborent les lieux de la respiration ou de l’asphyxie, c’est dans le vide que l’homme s’agite à contredire ce qui le lie à l’autre.

Le vide est également ce qui relie l’espace de la ville avec l’ailleurs et, ainsi, avec ceux qui ne font qu’y passer. Vous arrivez dans une ville inconnue, une place vous accueille, quelques emmarchements ou un banc vous tendent comme un fauteuil pour vous remercier de votre visite, une fontaine vous permet de vous désaltérer, l’ombre des arbres vous rafraîchit. L’aménagement de l’espace public se fait aimable au visiteur. Inversement vous arrivez dans un lotissement où l’unique espace public est composé des rues bordées des propriétés privées, rien n’est fait pour que le visiteur s’attarde. Il lui est parfois concédé un « parking pour visiteurs » soulignant encore plus qu’on ne pénètre cette entité que pour se rendre dans une parcelle privée.

Le partage du territoire, son morcellement, sont vécus brutalement par les personnes immigrées qui savent que l’égalité qui leur est donnée par le permis de séjour ne s’applique que difficilement à l’espace - situaion encore plus claire pour ceux qui ne disposent pas de ce permis.
D’une autre manière, le tourisme limite les lieux d’expérimentation, réduisant une ville à des parcours convenus, comme autant de photographies qu’il faut copier pour attester d’un passage conforme au sujet du déplacement. Ainsi, les touristes se font photographier devant les monuments, les paysages, les lieux indiqués, confirmant l’authenticité du site par la présence de celui qui s’y impose. Ces espaces se dématérialisent et deviennent des images, souvent vidés de leurs activités habituelles,

voir de leurs habitants, pour correspondre parfaitement au cliché référencé et vendu. On se déplace dans un monde sans profondeur d’images convenues, superposant son existence à celle aplatie des images.
A Hong Kong, sur le Peak, en haut du funiculaire et au-dessus de la ville, pour quelques dollars on superpose votre portrait à une photographie de la ville déjà enregistrée, plus acceptable que celle que vous pourriez faire vous-même avec le brouillard et la pollution qui détériorent l’image que vous vous faisiez de cette ville clinquante, heureuse et riche.
Aplatie par endroit, refermée en d’autres, nous aboutissons à cette ville morcelée avec ses quartiers pour touristes et ses quartiers pour immigrés, avec les frontières discrètes mais efficaces qui rompent toute continuité. Les formes de la ville disent son hospitalité et révèlent les rapports qu’entretiennent ses habitants avec les étrangers, avec tous ces « autres » qui viennent d’ailleurs ; deux manières de concevoir le vide qui nous unit aux autres, la première est ouverte et accueillante, la seconde est fermée et étriquée.

L’expérience personnelle du vide

Pour approcher ce qui concerne la vacuité, il faut s’abandonner à sentir le vide là où nous nous trouvons ; il faut se laisser porter pour revisiter ce qui nous entoure en continuité avec ce qui nous constitue. Dès lors, les dualités, par exemple les questions de beau et de laid, s’effacent au profit d’un regard plus intense nous rapprochant de ce que sont les choses en elles-mêmes prises dans les inter-relations de causalités qui les transforment perpétuellement. Notre avis n’a plus tellement d’importance face à la complexité des événements ; en fait, nous n’avons pas vraiment besoin d’une opinion morale pour agir.

Notre regard sur le monde est inséparable de la position que l’on y occupe. Il ne faudrait pas reconnaître de position théorique détachée de l’expérience, et donc de l’engagement, personnel. Cette expérience du vide est une manière de s’inscrire dans le Monde en le regardant ; la compassion, dans son sens d’ouverture au Monde, est une manière d’y agir. L’acceptation de la vacuité comme force motrice nous amène à voir le Monde autrement qu’il apparaît dans les regards habituels. Cela nous permet d’entrevoir, derrière les actes et les événements, les vraies raisons en oeuvre.

L’expérience du vide nous rend capables d’accueillir, en nous, ce qui existe devant nous quand aucun écran ne s’interpose. Ainsi notre méthode d’approche de la ville est indissociable de notre regard et ce regard de notre « méthode d’être » face à la ville. Penser la ville par le vide c’est faire volte-face et considérer avec un œil nouveau son et notre existence.

La notion de vide n’est pas une figure de style, une lecture esthétisante de l’espace, un concept « tendance » récupéré d’une séance de yoga ou d’une lecture rapide d’un fascicule « new age ». La notion de vide est une autre manière de regarder ce qui est et d’observer les événements qui interagissent. Elle nécessite de notre part un « mouvement à la renverse », une pirouette arrière effectuée sans élan ni tremplin pour que nous réussissions à exister sans nous différencier de ce qui existe également. La rencontre du vide passe par soi-même.